Là où chantent les écrevisses, ou le mythe de la femme sauvage revisité
À la croisée d’un thriller policier et d’un roman d’apprentissage, Là où chantent les écrevisses a tout le fabuleux des œuvres inclassables. Seul roman de fiction écrit par la zoologiste américaine Delia Owens, sorti en 2018, il offre une écriture très imagée et la construction d’un personnage aussi puissant que captivant.
Situé dans une ruralité fictive de la Caroline du Nord, on y fait la connaissance de Kya, enfant abandonnée de ses proches qui apprend à vivre seule au rythme des marais qui l’entourent. Elle grandit en collectionnant les plumes de tous les oiseaux endémiques de la région, qu’elle reconnaît à leurs chants ; en récoltant des moules et des huîtres qu’elle vend ; et surtout en restant en dehors de toutes les normes sociales de la petite ville de Barkley Cove.
On est pourtant loin d’une ambiance Robinson Crusoé. Dans cette société rurale américaine des années 1950-1960, la ségrégation raciale dicte son rang à tous les habitants de la ville. Mais « la fille des marais » est un cas à part : une petite fille blanche perçue comme une souillon, une analphabète exclue dont les seuls contacts amicaux se résument au couple de Noirs qui lui vendent de l’essence, et surtout un objet de désir ardent pour les jeunes hommes de la ville dès son adolescence.
Seule dans sa cabane au fond du marais, à mi-chemin entre la sorcière des contes et la nymphe des bois, Kya est une figure littéraire captivante qui questionne l’image de la « femme sauvage » et offre, presque malgré elle, une démonstration d’un éco-féminisme profondément ancré dans son lien à la nature.
La femme sauvage, entre liberté farouche et objet de désir
Bien qu’aucun pouvoir magique ne lui ait jamais été attribués, Kya évoque aisément le personnage de la sorcière : forgée par les malheurs qu’elle a subis dans son enfance (père alcoolique et violent), elle vit seule et retranchée du monde, dans sa cabane au fond des marais, habitée de sa connaissance fine des éléments naturels qui l’entourent. Les plantes, les champignons et les oiseaux n’ont pas de secret pour elle, qui, dès l’enfance, apprend à naviguer au gré des marées et des tempêtes et à se cacher en forêt pour éviter toute intrusion dans sa solitude. A Salem, fut-un temps où on allumait un feu de bois pour moins que ça …
Cette pleine liberté dont elle semble faire preuve a de quoi fasciner. Elle n’est pas scolarisée et échappe constamment aux services sociaux, elle peut dormir dehors des jours durant et se nourrir seule alors même qu’elle n’a pas encore atteint ses 10 ans, et la relation si spéciale qu’elle noue avec les mouettes et goélands de la plage suggère qu’elle aurait pu elle-même être un oiseau, affranchie de toute loi terrestre.
Dès son adolescence, elle commence à être perçue par les hommes comme un objet de désir, construit dans leur esprit en opposition à tout ce que les filles de la ville représentent. Elle intrigue, ne répond pas aux mêmes normes sociales, et la liberté dont elle fait preuve est fantasmée comme une liberté de sentiments, une sexualité débridée.
Un jeune homme de la ville parle d’ailleurs d’elle à ses amis en ces termes :
« Elle est aussi déchaînée qu’une renarde prise au piège. Exactement ce qu’on peut attendre d’une sauvageonne des marais. Ça vaut bien l’essence que je dépense. »
Pourtant, c’est bien « prise au piège » qu’elle est, enfermée dans une solitude qu’elle subit, et que toute la narration de Delia Owens décrit de manière très touchante. Paradoxalement, ce n’est pas l’absence de loi du marais, mais son ouverture au monde de la connaissance et de la lecture qui la libère pleinement : on retrouve dans le roman un dialogue fil rouge entre nature et culture. Lorsque Kya apprend à lire, se passionne pour les ouvrages de biologie, documente ses recherches sur le marais, elle entre dans un monde culturel.
Et qui dit monde culturel, dit également : entrée dans la civilisation et acquisition de normes liées aux relations humaines qu’elle noue avec Tate, le garçon qui lui offre ces ouvrages. Cette « culture » ne l’éloigne pas pour autant de son ancrage dans la nature, et cette ambivalence est décrite par le personnage de Tate, lorsqu’il se projette à l’université :
« L’esprit de Kya pourrait facilement vivre dans cet univers [NB : l’université], mais physiquement elle en serait incapable. »
C’est-à-dire que son esprit s’est construit culturellement mais son corps reste ancré dans un espace naturel qui ne supporte ni l’urbanisation, ni les foules, et moins encore une forme d’enseignement scolaire et passif.
Stigmatisée par la ville entière, jusqu’à être traînée sur le banc des accusés moins pour un crime supposé que pour les préjugés qui ont toujours pesé sur elle, Kya semble jalousée pour cette liberté que tous la croient posséder. Une « femme sauvage » qui n’a pourtant rien d’un animal sexuel et dévergondé et qui tente de briser les chaînes de sa solitude et des idées reçues par la seule force de son apprentissage et de sa persévérance.
Alors, est-ce que la connaissance rend libre ? Vous avez 4h, mais spoiler alert, Kya vous répondrait certainement un simple : oui.
Une forme d’éco-féminisme poétique
Kya n’est pas une figure militante, c’est une femme que l’abandon des hommes et l’omniprésence de la nature ont forgée. Elle tient plus de la nymphe des bois que de la guerrière amazone. Et les menaces qui pèsent sur l’écosystème des marais ne sont pas un élément central du récit, qui fait plutôt la part belle au lien femme-nature. C’est pourquoi il est difficile de parler de Là où chantent les écrevisses comme d’un roman d’éco-féminisme.
Pourtant, on y retrouve de nombreux signes des oppressions croisées de la nature et des femmes. Tout comme Kya subit les violences du patriarcat, son environnement est lui aussi exposé aux menaces des hommes (destruction des terres, surexploitation) :
« Beaucoup ne comprennent pas la beauté des marais, voudraient les transformer en terres constructibles. »
« Comme pour la plupart des gens, le marais était pour Chase un endroit à exploiter, où il allait faire du bateau et pêcher, qu’on pouvait assécher pour le cultiver… »
Le roman évoque donc plutôt un courant de l’éco-féminisme poétique, centré sur les émotions et la connaissance de la nature, pour mieux la protéger. Il révèle le pouvoir de l’intuition, l’importance de l’enracinement dans un écosystème : Kya ne voit pas seulement le marais, elle l’observe ; elle n’entend pas seulement « le chant des écrevisses », elle l’écoute.
Et c’est grâce à son émancipation et sa profonde culture du marais qu’elle parvient à devenir propriétaire de sa terre pour la protéger des appétits des promoteurs. Son ami d’enfance, devenu biologiste, lui reconnaît cette capacité que lui n’a jamais pu acquérir : alors qu’elle s’émerveille du mouvement des molécules observées au microscope, il dit :
« Elle se sentait attachée à sa planète d’une façon que peu de gens connaissent. Elle était enracinée dans la terre. Elle lui devait la vie. »
Pour autant, pourrait-on prêter à Kya des petits airs de princesse Mononoké ? Peut-être bien, car le roman reste un thriller qui revendique une certaine violence et une forme de vengeance face à l’oppression subie. Mais le récit centre plutôt la réflexion sur un écoféminisme de fait, construit par et pour la nature, avec la poésie des pieds nus dans le sable et la boue.
Delia Owens signe donc par cette oeuvre un roman d’apprentissage touchant, un voyage documenté au coeur de la faune des marais, dont l’être humain, dès qu’il s’en extirpe, s’expose à la violence des relations humaines. En revisitant le mythe de la femme sauvage, elle dévoile une approche à la fois sensible et scientifique de la nature qui appelle à s’émanciper des carcans en « écoutant la nature sauvage à l’intérieur de soi-même ».
Mathilde B.
En savoir plus sur Delia Owens
Delia Owens est une zoologiste et écrivaine américaine née en 1949 et passionnée par la nature depuis son enfance. A l’origine de nombreux ouvrages issus de ses recherches sur la faune africaine, Là où chantent les écrevisses est son premier roman de fiction, adapté au cinéma en 2022.
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