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« Strip-tease, tout sur ma vie, tout sur mon art », l’autobiographie de l’artiste ORLAN

L’art contemporain peut parfois laisser perplexes les spectateur·ices. Quelques explications peuvent pourtant suffire à donner un éclairage. ORLAN est une artiste qui lève le voile sur les mystères de ses œuvres notamment à travers sa biographie Strip-tease, tout sur ma vie, tout sur mon art.

Elle est une artiste plasticienne française née en 1947. Elle occupe une place importante dans l’art contemporain en s’appropriant des médiums surprenants comme la chirurgie plastique. À travers son corps, l’artiste interroge la société et se questionne elle-même sur des sujets tels que l’identité, la construction d’un individu et sa propre construction. Comment son corps peut-il être à la fois le berceau d’une œuvre et l’incarner totalement ? La place des mots dans la vie de l’artiste, les relations entre la vie d’ORLAN et son art constitueront une deuxième partie, ce qui nous mènera sur son terrain d’expérimentation : son corps.

Opération-chirurgicale-performance, ORLAN, 1991, série de performances

Ses références littéraires : la place des mots

Les mots prennent une grande place dans la vie d’ORLAN. Ses lectures sont nombreuses, ainsi que ses propres productions de textes, de poèmes (qu’elle appelle ses « peauaimes » et ses « prosésies »), et ses rédactions de manifestes. Ses références artistiques et notamment littéraires sont multiples. Elle cite des auteurs comme René Char, Raymond Queneau, Colette, Marguerite Duras, Virginia Woolf, Françoise Sagan, Paul Eluard, Stéphane Mallarmé, etc… Elle déclare : « La lecture est ma grande passion, et je suis habitée par certains textes ». Il y a un besoin de nourrir sa réflexion sur l’art et sur le monde. Il est important pour l’artiste de s’intéresser à tout comme elle l’écrit dans son autobiographie : « Je suis constamment en éveil, à la recherche de nouvelles connaissances par la lecture de livres et l’écoute de conférences… dans le champ de l’art mais pas uniquement, car je pense qu’un.e artiste doit s’intéresser à tous les domaines de la société ».

Très concrètement, les textes sont initiateurs, voire prennent part à sa pratique artistique. En effet, chaque opération-chirurgicale-performance (performances lors desquelles elle se fait opérer) a été construite sur un texte philosophique, psychanalytique ou littéraire. Ces opérations de chirurgie esthétique ont été élaborées à partir de textes de Michel Serres, Julia Kristeva, Eugénie Lemoine-Luccioni, Victor Hugo, etc). Et ces textes participent à l’œuvre qui est créée : « Le bloc opératoire devient mon atelier d’artiste d’où j’ai conscience de produire des images ».  Ses idées s’accordent avec les textes et elle n’hésite pas à s’appuyer sur des auteurs pour les exprimer. Finalement, les textes sont intrinsèques aux œuvres d’ORLAN. Elle les utilise pendant toute la conception de ses projets comme elle le décrit : « Les mots sont des starters et font partie du concept et de la méthode de travail ».

La théorie se mêle à la pratique

Les mots qui pourraient rester à un stade théorique et n’être qu’un support pour décrire et expliquer les œuvres, s’insèrent donc à l’intérieur de la pratique de l’artiste. Il n’est alors pas anodin qu’ORLAN débute sa pratique artistique par l’écriture. Adolescente, elle rédige des poèmes, mais qui ne sont pas faits pour rester écrits, insiste-t-elle. Ces textes devaient être proclamés ; il y a des majuscules, des espaces et des liaisons qui indiquent comment les lire. Le texte donne des indications, tout comme avec les titres de ses œuvres : « Les titres de mes œuvres sont souvent longs et très importants à mes yeux, jouant avec le langage ». Le visuel est éclairé par les mots. Au sujet de la plupart de ses productions qu’elle qualifie d’autoportraits, elle énonce : « Toute représentation est insuffisante, mais ne pas en produire serait pire, ce serait être sans figure. Sans image. Sans représentation ». La pratique entraîne la théorie, ou du moins se mêle à elle. Passer par l’écriture est donc une étape essentielle qui précède et suit la mise en œuvre d’un projet comme le précise ORLAN : « Il faut apprendre à parler de l’art, à parler de son art avec toute sa sensibilité, son émotion et son savoir du moment en prenant un recul suffisant et nécessaire, une distance critique, et en sachant répondre à la question : « Pourquoi ? ». »

Self-Hybridizations, Portrait d’ORLAN et Agatha Ruiz de la Prada, 2007
Self-Hybridizations, Portrait d’ORLAN et Agatha Ruiz de la Prada, 2007

Elle décrit également ce que l’art doit être. ORLAN publie plusieurs manifestes comme Prosésies écrites, son premier manifeste, ou Manifeste de l’Art Charnel, écrit en 1975 avant les opérations, et qui guide donc la mise en pratique de certains points. Elle énonce les choses clairement avec plusieurs thèmes ou définitions. Tous ces manifestes n’ont pas exactement un statut de théorisation de son art ou de marche à suivre, mais sont plutôt un support complémentaire à ses productions, un appui dans ses prises de positions.

ORLAN explique : « J’accorde une grande importance aux manifestes, beaucoup de mes œuvres sont des manifestes visuels et j’en ai écrit plusieurs dans ma vie. Ils permettent d’affirmer notre position par rapport à nos actions, notre posture dans la société et dans l’art ». Tout ceci n’ayant qu’un but pour ORLAN : « intégrer ma propre réalité dans une réalité sociale à qui je ne veux rien devoir. Le culminant étant de pouvoir continuer à la dénoncer ».

Les relations entre l'art et la vie d'Orlan

Les opérations-chirurgicales-performances lui permettent de réinventer sa différence en montrant son corps et son visage, transformés dans des gestes artistiques d’« art charnel », d’où mon manifeste ». ORLAN mêle ses principes esthétiques et ses actes plastiques. Elle introduit son rôle d’artiste à l’intérieur de l’œuvre et creuse cette approche d’être entière dans ce qu’elle fait. En quelques mots, elle exprime sa démarche : « Je voulais produire une œuvre, une forme d’art qui s’inspirerait du conceptuel mais qui serait charnelle […] qui permettrait la présence même de l’artiste au sein de l’œuvre ».

Pour résumer, elle donne dans cette citation, la raison d’exister de l’art à ses yeux : « L’art qui m’intéresse s’apparente, appartient à la résistance. Il doit bousculer nos a priori, bouleverser nos pensées, il est hors normes […] Il n’est pas là pour nous bercer, pour nous resservir ce que nous connaissons déjà ; il doit prendre des risques, au risque de ne pas être accepté d’emblée. Il est déviant et il est en lui-même un projet de société […] l’art peut, l’art doit changer le monde, c’est sa seule justification ».

ORLAN accouche d’elle-m’aime, ORLAN, 1964, photographie

Inspirations du quotidien

La pratique d’ORLAN trouve aussi son inspiration en-dehors des mots. Elle peut s’inspirer ou découler de la vie quotidienne. Connaître la vie d’ORLAN peut enrichir la compréhension et définir l’origine de certaines œuvres. Des choses qui semblent être des détails dans sa vie et dans son passé prennent une forme artistique. Elle évoque beaucoup son enfance et ses souvenirs dans son autobiographie Strip-tease tout sur ma vie, tout sur mon art. Elle explique même avoir toujours construit ses œuvres avec son histoire personnelle et l’histoire de l’art. Il y a un mélange entre l’art et la vie. Son vécu, ses émotions et ses objets personnels s’introduisent dans sa pratique artistique. 

Il semble finalement que les interrogations existentielles d’ORLAN et ses prises de positions politiques, sociales et religieuses se retrouvent dans ses œuvres. Dans son autobiographie, elle intitule un chapitre “Les questions de ma vie”. Si elle y consacre autant de pages, c’est que ces questions sont présentes partout autour d’elle et permettent de mieux saisir ses intentions artistiques. ORLAN se questionne sur la vie et les enjeux de son époque : « J’ai toujours aimé vivre mon époque intensément, la questionner et utiliser les inventions, les innovations et les autres technologies, mais bien sûr avec une distance critique ». ORLAN incarne les enjeux de son siècle et s’y inclut : « Je suis artiste et ORLAN s’est faite œuvre, je suis investie totalement dans l’élaboration de mon art dans mes œuvres, je suis aussi une personne engagée qui n’est pas indifférente à ce monde et à ses conflits ».

Faire face au réel

La mise en pratique des idées doit s’adapter aux contraintes de la réalité. L’acte de faire se confronte au réel et doit se soumettre à l’imprévu. Par exemple, pour sa performance Le Baiser de l’artiste qui marque un tournant dans sa carrière, ORLAN s’est vue refuser l’entrée au FIAC (Foire internationale d’art contemporain). Elle s’est donc installée devant le bâtiment et a commencé sa performance qui consistait à attirer le spectateur et de lui proposer un baiser contre cinq francs. Ce projet lui a amené beaucoup de reconnaissance mais aussi des problèmes (insultes et problèmes avec ses voisins après cette performance). La pratique avait notamment pour but de surprendre les spectateurs. La théorie reste importante même après la pratique car le public peut ne pas comprendre ou mal interpréter s’il n’a pas d’explication.

C’est aussi en faisant face à l’imprévu que sont nées les opérations-chirurgicales-performances : ORLAN devait se faire opérer en urgence alors qu’elle participait à un festival d’art. Elle a alors décidé de mettre ce problème de son côté et a eu l’idée d’en faire une performance filmée. La pratique a eu lieu sans théorie énoncée consciemment au départ. Aujourd’hui, ORLAN poursuit ces opérations filmées avec une part théorique derrière. Elle donne plein de détails sur les dates, les noms des chirurgiens, son but, les symboles qu’elle utilise, etc. Elle souhaite désacraliser l’acte chirurgical et rendre le privé public. Ici, c’est la pratique qui a entraîné la théorie et propulsé encore davantage la pratique.

Le thème du corps dans l'art d'orlan

Afin de porter ses convictions et ses combats au sein de son art, ORLAN utilise son propre corps qu’elle envisage comme un matériau. Dans un entretien, elle déclare : « J’ai toujours considéré mon corps de femme, mon corps de femme-artiste comme le matériau privilégié pour la construction de mon oeuvre ». Travailler à partir de son corps, est un moyen pour elle de se le réapproprier après les souvenirs évoqués mais aussi dans une société qui lui fait ressentir que son corps de femme ne lui appartient pas. Alors à la fois femme et artiste, son corps est une porte vers la liberté d’être elle-même. ORLAN le signifie en ces mots : « En tant que femme/artiste, la matière de travail et la surface d’inscription que j’avais à portée de la main étaient ce corps qu’il fallait que je me réapproprie parce que j’en étais en quelque sorte dépossédée par l’idéologie dominante – cette idéologie dominante qui, parce que j’étais une femme, m’empêchait de vivre ma vie et ma vie d’artiste comme j’avais envie de la vivre ». L’artiste milite pour ses droits et ceux des autres femmes. Dans un article de Libération le 9 décembre 1977, ORLAN s’exprime sur ses objectifs : « En utilisant mon corps comme matériau, je remets en cause le marché de l’art et je revendique le droit des femmes à disposer librement de leur corps ». ORLAN est une artiste engagée. Elle n’hésite pas à mettre son art au profit de ses pensées.

Ayant du recul sur ses œuvres passées, elle est capable de résumer son art en une phrase : « Toute mon œuvre interroge le statut du corps dans la société via les pressions culturelles, traditionnelles, politiques et religieuses qui s’impriment dans les corps ». Elle s’est affirmée avec un avis assez tranché sur plusieurs sujets de société. La réalisation de ses œuvres éclaircit ses idées.

Ce thème récurrent du corps rejoint d’autres thématiques comme la question de l’identité, de l’altérité ou encore de la reconstruction. Elles se manifestent notamment dans la série d’opérations-chirurgicales-performances dans lesquelles ORLAN met en scène ses opérations de chirurgie esthétique qui sont pour elle, la suite logique de ses travaux précédents « mais sous une forme beaucoup plus radicale ».

Le bloc opératoire est un moment de concrétisation. Pour ses opérations, l’artiste fabrique des costumes et des reliquaires. Ce qui intéresse ORLAN avec la chirurgie est qu’aujourd’hui il est « possible de ramener l’image interne à l’image externe ». Ce qui fait écho au fait de représenter ses idées et sa théorie que l’on pourrait comparer à l’image interne, en réalisations sensibles qui serait ici l’image externe.

Le baiser de l’artiste, ORLAN, 1977
Le baiser de l’artiste, ORLAN, 1977

L'œuvre parmi les œuvres

Le travail d’ORLAN tantôt théorique, tantôt pratique, invite le spectateur dans une certaine intimité artistique et humaine avec l’artiste. Cela lui donne la possibilité d’accéder aux réflexions de l’artiste comme à leurs concrétisations. ORLAN explique chacun de ses choix et l’origine de ses œuvres. Il n’y a pas de secret pour le spectateur qui est même invité à théoriser à son tour sur ce qu’il voit. Le corps d’ORLAN renferme à la fois la théorie et la pratique par son esprit (sa réflexion) et sa capacité d’agir.

ORLAN incarne son art sous toutes ses formes : les idées, les essais, les œuvres réalisées. Écrire son autobiographie est l’occasion de livrer des explications sur une multitude de ses faits et gestes. ORLAN se construit et se réalise au fil de sa vie de femme et de sa vie d’artiste. L’écriture étant aussi importante que la concrétisation plastique, elle conclut : « Pour moi, écrire mon autobiographie est semblable au fait de créer une œuvre avec ma vie », cela permet de faire le point et de prendre de la distance. Elle qualifie son autobiographie d’une « œuvre parmi mes œuvres ».

Bibliographie

ORLAN, Collectif, Flammarion, 2004

Strip-tease tout sur ma vie, tout sur mon art, ORLAN, Éditions Gallimard, 2021.

De l’art charnel au baiser de l’artiste, Collectif, Editions Jean-Michel Place et fils, 1997.

« Ceci est mon corps : Orlan ou de l’identité incertaine », Marzano Michela, Cités, n° 21, 2005.

Manifeste de l’art charnel, ORLAN, consulté en 2024

¹ ORLAN, Collectif, Flammarion, 2004, p. 199.
² Strip-tease tout sur ma vie, tout sur mon art, ORLAN, Éditions Gallimard, 2021, p. 203.
³ De l’art charnel au baiser de l’artiste Orlan, Editions Jean-Michel Place et fils, 1997, p. 39.
⁴ ORLAN, op.cit., p. 145
Ibid, p. 147.
Ibid, p. 147.
⁷ ORLAN, op.cit., p. 110.
Ibid, p. 110.
Ibid, p. 121
¹⁰ Ibid, p. 147-148.
¹¹ Ibid, p. 147-148.
¹² Ibid, p. 157
¹³ Ibid, p. 273
¹⁴ Jean-Michel Place, op.cit., p. 35.
¹⁵ Orlan, Paris, Flammarion, 2004, p. 190.
¹⁶ De l’art charnel au baiser de l’artiste, op.cit., p. 52.
¹⁷ ORLAN, op. cit., p. 267.
¹⁸ Ibid, p. 132.
¹⁹ De l’art charnel au baiser de l’artiste, op.cit., p. 37.
²⁰ ORLAN, op. cit., p. 281.
²¹ Ibid.

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